Introduction à l’Ecopsychologie

Nota : cet article est paru dans le numéro 33 de la revue l’Ecologiste, sorti le 30 décembre 2010.

Il n’y a pas lieu de s’attarder ici sur le constat :  nos sociétés font aujourd’hui face à une situation écologique sans précédent. « Nous sommes arrivés à un carrefour de crises  ; c’est une vérité effarante à dire et à reconnaître. L’irréversible est à notre seuil » pose gravement Nicolas Hulot dans sa «Lettre ouverte au futur président de la République»[1].

Pourtant depuis les années 70, on ne compte plus les études, analyses et rapports scientifiques sur la situation de la planète, chaque fois plus alarmants les uns que les autres ;  parallèlement, la majorité des Etats de la planète ont adopté près 500 traités environnementaux, de multiples arsenaux législatifs et réglementaires nationaux. Quant aux citoyens, de France ou d’ailleurs, ils n’ont jamais autant été informés de cette situation  ainsi que des impacts de leurs modes de consommation et de leurs gestes quotidiens…. Pourtant, la situation  écologique de la planète ne cesse de s’aggraver comme inexorablement ainsi que l’attestent les tous derniers rapports scientifiques de renom[2].

L’écopsychologie

La situation étant ainsi brièvement rappelée (et, pour plagier le titre d’un fameux ouvrage d’écopsychologie américain[3]), alors : pourquoi, après un demi siècle d’écologie derrière nous le monde va-t-il de plus en plus mal ? « Le genre humain aurait-il perdu la raison » ? s’interroge à juste titre Jean-Paul Besset[4]. Pourquoi ne prenons pas, enfin, ce « grand tournant », que de nombreux écologistes appellent de leurs vœux[5] ?

En effet, face à cette crise écologique majeure, l’une des questions centrales, aujourd’hui, voire « la » question centrale, ne serait-elle pas : qu’est-ce qui se passe  dans nos esprits (décideurs, industriels, politiques, professionnels de tous bords et simple citoyen) que, malgré autant d’informations et de mises en garde plus inquiétantes les unes que les autres, autant de signes précurseurs de la catastrophe annoncée,  nous ne mettons pas immédiatement tout en oeuvre pour résoudre cette crise gravissime et, bientôt, peut-être, quasi incommensurable et quasi irréversible ?

Cette question essentielle est au cœur de ce qui fonde ce nouveau champ de recherche et de pratique qu’est l’écospychologie. L’écopsychologie c’est l’étude de la dimension psychologique de la crise écologique ; c’est aussi l’étude des processus psychiques qui nous lient ou nous séparent du monde non humain, processus dont les disfonctionnements constituent, précisément, selon nous, la cause fondamentale de la crise écologique. Elle constitue, par ailleurs, une proposition de réconciliation de l’être humain avec la nature.

L’une des prémisses qui fonde l’écopsychologie est donc que la crise écologique est, ultimement, une crise de l’esprit. C’est-à-dire que le ‘monde extérieur’ que nous, êtres humains,  façonnons et impactons est largement le reflet de nos ‘mondes intérieurs’. Mondes intérieurs de besoins légitimes : de nourriture, de protection, de sécurité, de liens sociaux… ; mondes intérieurs de désirs : de beauté, de grandeur, de surpassement ; mais aussi de désirs de domination, de destruction, d’asservissement ; mondes intérieurs d’aspiration au bonheur tout autant que de manques à combler ; enfin, mondes intérieurs de mal-être, de peurs, de violences, de désordres mentaux, voire de folie. Ainsi, pour reprendre les propos de David Orr[6], les désordres écologiques que sont, par exemple, l’amincissement de la couche d’ozone, le  dérèglement du climat, la surexploitation de la biodiversité, la diffusion de multiples polluants, ne sont pas, in fine, le reflet de désordres mentaux initiaux, ceux de l’espèce qui les cause, la nôtre  ?

Evidemment, ce monde extérieur que nous utilisons (de manière soutenable ou non), enlaidissons et détruisons nous affecte en retour : comment être psychiquement équilibré en vivant dans les banlieues désoeuvrées de New York, ou horribles de Lagos ou encore dans les sous-sols sordides de Tokyo[7]; ou, plus proche de nous, dans les banlieues laides et marginalisées de nos métropoles françaises[8] ? ou dans les environnements hyper-rapides, hyper stressés des grandes mégalopoles occidentales ? C’est aussi sur quoi « travaille » l’écopsychologie. Car, comment pourrait-il y avoir une humanité en bonne santé (physique et mentale), dans un monde qui ne l’est pas ?

Prévenons, préalablement, que l’écopsychologie peut aisément être confondue avec d’autres approches qui lui sont très voisines ; celles-ci intégrant toutes l’approche systémique, elles peuvent, en effet, s’interpénétrer et se nourrir mutuellement. Parmi les plus connues : l’écothérapie[9] (qui est, en fait, la déclinaison concrète de l’écopsychologie), l’écologie profonde[10],  la psychologie de l’environnement (dont la psychologie du climat[11]),) la permaculture (étonnant, de prime à bord mais voir l’implication de Chris Johnstone[12], spécialiste en psychologie du changement positif), l’écoalphabétisation (terme et champ initié et développé par David Orr[13]), la terrapsychologie[14] (de Craig Chalquist, proche du ‘sens des lieux’ de D.Orr). On pourrait y ajouter la thérapie horticulturale, la thérapie assistée d’animaux (dont la zoothérapie et l’équithérapie), la thérapie par l’expérience du sauvage (sauvage au sens anglais de ‘wilderness’),  ainsi que la  primordialité (initiée et développée par Bernard Boisson[15]). L’écophilosophie (ou l’écosophie)[16] s’avère, sur le plan théorique, également très proche de ce champ (écosophie dans laquelle je rangerais assez volontiers, sans leur avoir demandé : Hans Jonas[17], Jean-Pierre Dupuy[18], sans oublier Dominique Bourg[19], ni Bertrand Méheust[20] et bien d’autres[21] ; « Last but not least » : Edgar Morin[22]. Enfin, David Bohm et Mark Edwards[23], dans leur ouvrage en dialogue « Pour un changement conscience », lequel, selon nous, atteint, des sommets de l’intelligence, apporte également à l’écopsychologie une contribution majeure.

En France, nous attribuerions à Félix Guettari, avec ses « Trois écologies[24] » le tout premier travail de défrichage du domaine. Puis, c’est sans aucun doute † François Terrasson, qui figure au tout premier rang des précurseurs de l’écopsychologie dans ce pays . Son ouvrage majeur « La Peur de la Nature »[25] a constitué un véritable déclencheur pour nombre d’écologistes et d’environnementalistes français. Serge Moscovici[26] et son « élève » Denise Jodelet, de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, ont également travaillé, dirions-nous, autour du domaine, remarquablement, mais, selon nous, dans une approche « environnementaliste ». Nous rangerions ces deux auteurs plutôt du côté de la psychologie de l’environnement[27].

Dans les pays anglo-saxons, tout particulièrement aux Etats-Unis, les précurseurs de l’écopsychologie sont trop nombreux pour ne serait-ce qu’être cités ici. Parmi les plus marquants selon nous, il convient de mentionner, en premier lieu, Gregory Bateson avec son « Ecologie de l’esprit »[28]. Puis, le célèbre biologiste Edward O. Wilson (qui a, par ailleurs, popularisé le terme de biodiversité[29]) : dans son ouvrage « Biophilia[30] » il présente son intuition, pionnière à l’époque, selon laquelle notre affinité naturelle pour la vie est l’essence même de notre humanité et nous lie à toutes les autres espèces vivantes. Peut-être pourrait-on même aller jusqu’à proposer que le précurseur des précurseurs fut, en fait, Henri Thoreau, que son célèbre et magnifique « Walden » nous révèle à la fois comme mystique de la nature et comme ‘écospsychologue’ avant la lettre.

Mais nous devons le terme même ainsi que sa première vraie théorisation à Theodore Roszak[31]. Il les a clairement exposés et développés dans son ouvrage, fondateur du domaine (non traduit en français) : « The voice of the Earth : an exploration of ecopsychology »[32]. Toutefois, c’est sans doute l’ouvrage collectif édité sous sa direction et celle de Mary E. Gomes et Allen D. Kanner « Ecopsychology : restoring the earth, Healing the mind[33] » (non traduit en français) qui a le plus contribué à faire connaître ce champ dans le monde et à en favoriser le développement. Aujourd’hui, l’écopsychologie fait l’objet de nombreux ouvrages (presque tous en langue anglaise, comme le lecteur l’aura constaté !), aux Etats-Unis, d’une revue savante électronique, Ecospychology[34], en France, d’une lettre électronique de référence, Nature Humaine [35] (LA seule, incontournable !), de plusieurs sociétés dont, en Europe, la Société européenne d’écopsychologie[36], née et basée en Italie. L’écospychologie est également à être enseignée dans quelques universités américaines et britanniques. Plusieurs organisations et praticiens en écopsychologie exerçant en institutions[37] ou en privé proposent également différents ateliers et pratiques de l’écopsychologie et l’écothérapie. Ainsi, le fameux Schumacher College de Dardington, dans le Devon (Royaume-Uni), en organise un séminaire de trois semaines en mars 2011[38].

L’écopsychologie et les théories et pratiques mentionnés plus haut ont en commun, en tout cas, pour certaines d’entre elles (l’écosophie ayant une place à part), de proposer des activités ou des thérapies pour « soigner » les personnes dans le contact et la réconciliation avec la nature[39] ; par ailleurs, d’autres, au premier chef, l’écopsychologie (mais aussi la psychologie de l’environnement), explorent les mécanismes et processus psycho-sociologiques en œuvre dans la genèse et le développement de la crise écologique actuelle afin d’en tirer des pistes des réponses appropriées. Ce sont quelques éléments de ce second versant, empruntés à notre propre travail en écopsychologie, qui vont maintenant être présentés (trop succinctement, sans aucun doute) pour donner au lecteur quelques premières impressions sur l’intérêt du domaine.

L’écopsychologie et la crise écologique

Si nous revenons à la question posée comme centrale ci-dessus : pourquoi nos sociétés ne font-elles pas ce qu’il serait nécessaire de faire pour résoudre cette gravissime crise écologique ? nous proposons de l’approcher à deux niveaux de causes.

Le premier niveau qui explique, selon nous, l’absence ou l’insuffisance des réactions de nos sociétés tient aux caractéristiques mêmes de cette crise au regard de notre fonctionnement psychique. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une situation d’une magnitude, d’une échelle, d’une gravité et d’un degré d’urgence complètement inédits dans l’histoire humaine : l’impact de nos activités est, aujourd’hui, d’échelle planétaire et du niveau des grandes forces géophysiques. Cette situation suscite un rapport absolument inédit à l’espace ce qui, en particulier, participe largement à une grande déresponsabilisation dans nos actes lorsque, en particulier, leur impact est lointain, donc abstrait. D’autant que nous sommes de plus en plus nombreux, en tant qu’urbains, à avoir perdu contact avec la nature qui devient ainsi, elle aussi, un monde lointain et abstrait.

Notre rapport au temps est également inédit et problématique puisque, d’un côté, les activités humaines sont bien souvent  initiées et développées si hâtivement que leurs impacts futurs ne sont pas vraiment évalués (voire, pas évaluables). De l’autre, ceux-ci sont désormais trans-générationnels puisque l’empreinte de nos sociétés actuelles se fera sentir sur plusieurs siècles au moins. Enfin, la vitesse des changements globaux que nous déclenchons, replacée à l’échelle des temps géologiques, est extrêmement accélérée : ainsi, aujourd’hui, le climat change de l’ordre de 100 fois plus vite qu’à son rythme naturel ; quant à la biodiversité, elle disparaît à un rythme de 1000 à 10.000 plus élevé qu’au cours de précédentes dizaines de millénaires.

L’ensemble de ces caractéristiques (parmi d’autres) en font une crise d’une incroyable complexité[40], extrêmement difficile voire impossible à appréhender dans sa globalité par le cerveau humain. Car, pour l’essentiel de son histoire, celui-ci a évolué à des échelles et dans des environnements de villages ou de vallées, une évolution nullement adaptée pour saisir, comprendre gérer et anticiper ce niveau actuel de complexité et de globalité, donc, totalement inédit, dans l’histoire humaine. Ce qui fait, situation très inquiétante, que nous ne disposons absolument d’aucune mémoire ni d’aucun référent pour la comprendre et l’anticiper et donc la gérer.

Une autre caractéristique inédite de cette situation est que nombre de désordres environnementaux, outre souvent géographiquement lointains, sont inaccessibles à nos sens, nos seuls capteurs pour connaître par nous-mêmes l’état de notre environnement extérieur. Qu’il s’agisse, par exemple, de l’amincissement de la couche d’ozone, des dérèglements climatiques, de la radioactivité, des pollutions chimiques ou de l’appauvrissement des sols, seuls des instruments de mesures techniques et des analyses très sophistiqués permettent de les détecter et de nous en informer précisément.

C’est sans doute pourquoi, in fine, cette crise écologique, bien que de plus en plus reconnue et acceptée, reste, pour la très grande majorité de nos concitoyens, une idée plus qu’une réalité ;  ce qui constitue un problème majeur parce que cela ne les incite guère à changer de comportements au niveau qu’il serait nécessaire. Sans compter que les médias, dans le flot ininterrompu d’informations au quotidien, noient et donc banalisent les problèmes d’environnement, souvent au milieu d’autres informations plus ou moins superficielles ou anecdotiques. Quant aux campagnes d’information des ONGs, elles mettent trop souvent en avant des données chiffrées ce qui tend à conforter auprès du public le caractère abstrait et lointain de ces problèmes.

Le second niveau de causes tient à la nature de la psyché humaine et à son fonctionnement

Si la crise écologique reste encore pour beaucoup une simple idée c’est aussi parce que, au cours de son évolution, notre espèce[41] a développé une faculté mentale devenue particulièrement élaborée et centrale dans nos vies : la pensée ;  c’est-à-dire la capacité d’effectuer des représentations (ou des abstractions) de la réalité, de conserver en mémoire des images du passé et de se projeter fictivement dans le futur. Non seulement, depuis son origine, l’être humain est-il capable de se représenter une partie de la réalité extérieure mais, avec le développement et la complexification des sociétés – à partir, sans doute, des débuts de l’agriculture dans certaines régions du monde ; puis avec l’établissement des villes, la création des états, l’organisation des communautés de plus en plus complexes, l’apparition de catégories professionnelles et sociales de plus en plus nombreuses et spécialisées, et le développement des cultures de plus en plus sophistiquées –  il a été conduit à développer des abstractions de plus en plus nombreuses et complexes[42].

Il y a, sans nul doute, de nombreux bénéfices à jouir de cette exceptionnelle faculté mentale – probablement un stade de l’évolution de la conscience sur terre -, notamment pour communiquer et ce avec de plus en plus de précision ainsi que pour s’organiser socialement, construire des projets. Mais il y a aussi des désavantages voire des vrais dangers : c’est que certains d’entre nous peuvent finir par vivre et par donner autant (ou plus) d’importance à leurs représentations mentales qu’à la réalité ; et par oublier qu’ils sont, concrètement, inter-reliés et interdépendants de la nature (sauvage ou domestiquée). Car cette pensée, presque omniprésente dans nos esprits au quotidien, a contribué et contribue à nous faire perdre le contact avec cette nature – ainsi, d’ailleurs, qu’avec tout notre environnement ; phénomène aggravé par le fait que nombre d’entre nous, aujourd’hui, vivons dans des univers physiquement et culturellement anthropisés pour l’essentiel (la moitié de la population mondiale vit, de nos jours, dans des villes) et de plus en plus virtuels (du fait, notamment, de l’omniprésence de l’électronique et d’Internet dans nos vies). Chez la majorité d’entre nous, l’illusion de la séparation d’avec la nature –  car, en réalité, nous ne le sommes ni sur les plans biologique, ou physique ni  atomique – a largement fini par prédominer sur l’interrelation[43] avec le monde non humain. Ainsi, comme l’écrit superbement E. Tollé[44] « Lorsque nous ne percevons la nature qu’à travers nos esprits et nos pensées, nous ne sentons plus la vie qui l’anime. Nos pensées la réduisent alors à une marchandise à exploiter dans la poursuite soit de profits, soit de plus de connaissance ou pour tout autre objectif utilitariste. La forêt ancienne est réduite à du bois sur pied, l’oiseau à un sujet de recherche, la montagne un espace à exploiter ou à conquérir ».

Cette division, dans nos esprits, entre humanité et nature (et, parallèlement, entre esprit et émotions/corps)  a été, par ailleurs, fortement confortée par plusieurs siècles de cartésianisme[45] alors que, parallèlement, l’approche systémique, porteuse d’une nouvelle vision du monde dont nous aurions pourtant urgemment besoin, celle d’un monde interrelié, peine à percoler dans nos cultures actuelles, y compris parmi dans la majeure partie nos élites… même 82 ans après la publication de la Théorie générale des Systèmes (1928) par Ludwig von Bertalanffy[46].

Une forme de clivage entre une certaine conscience de la situation et une (bonne) part de déni constitue sans doute une autre raison pour laquelle nous n’agissons pas au bon niveau. Alors que les sondages mettent régulièrement en évidence l’importance que nos concitoyens des pays développés disent accorder aux problèmes d’environnement, les comportements et les modes de consommation ne suivent pas, loin s’en faut, ni au niveau individuel ni au niveau collectif. Quand il n’y a pas indices de réactions négatives comme chez les climato-sceptiques, par exemple. Ceci peut s’expliquer tout d’abord pour les raisons évoquées plus haut : la crise écologique étant inaccessible à nos sens et ne bouleversant pas le quotidien de la majorité de gens, elle ne reste souvent qu’une idée. Ensuite, reconnaître une telle réalité impliquerait tant de remises en cause aussi bien au niveau de nos croyances que de nos comportements et modes de vie que cela apparaîtrait inacceptable pour nombre d’entre nous qui préfèrent alors le déni.

D’autant qu’au cœur de nos fonctionnements psychologiques il y a, bien présente, la peur du changement avec ce que tout cela implique : peur de se distinguer dans un environnement culturel qui nous conditionne – qui nous emprisonne même au quotidien – ; peur de quitter ses valeurs, ses croyances et ses habitudes lesquelles fondent souvent une image de soi, voire une  identité ; peur d’un futur difficilement concevable tant il est aléatoire et inconnu et qui pourrait être catastrophique…

Et encore plus profond que tout cela, il y a sans doute aussi nos mal-être issus de nos histoires personnelles faites de violences, quelquefois physiques mais le plus souvent psychologiques[47], nos monstres intérieurs, nos angoisses existentielles que nous tentons de conjurer par la sur-consommation, la sur-activité, la sur-mobilité…

Alors, que peut apporter l’écopsychologie ?

Dans ses formations à la thérapie sociale[48], C. Rojzman plaide que l’on ne peut pas changer les gens contre leur volonté ; éthiquement, que l’on n’a même pas à vouloir les changer. Il ajoute, cependant, que parmi les choses qui peuvent vraiment apporter du changement dans nos sociétés il y a, en premier lieu, la possibilité de se changer soi-même ce qui, justement, a des chances – systémiquement – de contribuer à apporter du changement autour de soi; en second lieu, il suggère la création de contextes qui soient propices au  changement ; des contextes qui permettent que les fantasmes sur l’autre (humains ou nature), qui suscitent peurs, haine et/ou rejet, par exemple, soient « travaillés » pour s’atténuer ou même disparaître.

Alors, cela étant posé, et ayant à l’esprit les énoncés qui précèdent, le lecteur risque de s’interroger : si on se refuse à changer les autres, alors, quoi ou comment faire en sorte pour amener le plus de gens possible et le plus urgemment qu’il soit à passer de l’idée de la crise écologique à une véritable conscience de sa réalité puis à se mettre à l’action qui est nécessaire ? Soit, dit autrement: comment faire comprendre, toucher, intégrer notre interdépendance avec la nature  et, conséquemment à s’en sentir responsable ?

C’est là une seule et immense question à laquelle nous ne ferons ici qu’esquisser un début de réponse nous réservant d’en proposer un plus ample développement au lecteur qui voudra bien nous lire lors de la publication de notre ouvrage, actuellement sur le métier,  publication prévue pour  le cours premier semestre 2011.

S’agissant de répondre au premier niveau des causes de notre inaction générale, à savoir celles tenant à la nature de la crise écologique elle-même, nous suggérons, en tout premier lieu, de sortir de la croyance, erronée, selon nous, que l’information, même la mieux argumentée, peut contribuer à changer la perspective du public, à déclencher la bonne prise de conscience et à susciter l’action. Les débats récents entre climato-sceptiques et climatologues du GIEC (ou d’autres institutions scientifiques) le montrent assez bien ( « il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre ! ») Car, lorsqu’une certaine partie du public et des décideurs ainsi que des médias peuvent encore accorder du crédit à, en gros, 2% de scientifiques, au surplus, pas toujours experts sur le sujet, versus, en gros, 98% de la communauté scientifique spécialisée, on se dit : quelles informations, quelles expertises nous faut-il donc de plus ? Mais, bien évidemment, la question est ailleurs : elle n’est pas scientifique mais culturelle voire psychologique[49].

C’est pourquoi il nous semble important d’explorer et de développer des modes d’information et de communication autres que basés sur des chiffres, des courbes et des preuves mathématiques (qui restent évidemment incontournables mais ne convainquent que les scientifiques – et encore pas tous  – ainsi que ceux qui ont déjà intégré ces problèmes) ; c’est-à-dire, des modes d’information d’une pédagogie plus propice à faire comprendre la grande complexité des problèmes écologiques ; et, aussi, plus de l’ordre du sensible et de l’émotionnel.

Nous croyons ainsi beaucoup ici à l’alliance de l’écopsychologie et de  l’éco-alphabétisation[50], celle-ci un concept et une méthode proposés par D. Orr il y a une vingtaine d’années qui pose, pertinemment  : « Nous avons formé toute une génération à industrialiser la planète sans leur avoir expliquer le fonctionnement de la biosphère et de l’écosphère sur laquelle ils agissent ». Or, ajoute-t-il, en citant H.G. Wells ,  « nous sommes dans une course entre éducation et la catastrophe ». Ce qu’il suggère c’est de délivrer aux acteurs clefs de la société autant qu’aux citoyens les connaissances élémentaires en écologie : la connaissance et la compréhension de base des principes d’organisation et de fonctionnement des écosystèmes et l’utilisation de ces principes pour créer des communautés humaines soutenables dans l’ensemble de ses composantes[51]. C’est d’ailleurs, aussi, en partie, ce que propose Eric Julien dans son « Ecole de la nature et des savoirs[52] ».

S’agissant de répondre au deuxième niveau de causes de notre inaction, à savoir celles tenant au fonctionnement de nos psychés, il convient évidemment ici de s’appuyer sur la dimension psychologique de la crise écologique ; nous rejoindrons C. Rojzman et son hypothèse que nos sociétés sont ‘malades ‘ (voire atteintes de ‘folies’) et que, conséquemment, il importe de les ‘guérir’.

Mais, pour cela, il convient de commencer là où nous en sommes, donc de nos ‘maladies ‘, qu’il convient préalablement de reconnaître et d’accueillir pour en décrypter le sens profond. Car celles-ci parlent de quelque chose de nos histoires personnelles et de nos souffrances. Toutes pressions et autres manipulations ne peuvent que susciter résistances et culpabilités et constituent, en fait, des formes de violences. D’où l’intérêt de créer des contextes où ces ‘maladies’ sont acceptées, approchées et comprises. Car une société ‘malade ‘ ne peut générer des rapports sains ni avec son environnement en général ni avec la nature, en particulier. C’est ce à quoi peut opportunément répondre, en particulier, l’écothérapie.

Nous écrivions, par ailleurs, que, parmi les raisons qui contribuent à expliquer l’indifférence ou le déni de nombre de nos contemporains à l’égard des outrages perpétrés sur la nature figure la réduction de celle-ci à une représentation lointaine laquelle autorise ainsi, par exemple, à la réduire à une marchandise donc à l’exploiter sans limite. Pour y remédier, nous pensons qu’il convient – quand cela est possible –  de retrouver un contact physique, sensible voire sensuel avec elle. C’est probablement ce que recherchent et trouvent, consciemment ou non, les naturalistes et nombre d’adeptes de randonnées dans la nature ou, pour des destinations plus lointaines, de l’écotourisme. A condition qu’il y ait une préparation et que l’on ne retombe dans de la consommation de sites et des milieux naturels dans un rapport cartésien homme versus nature. Des séminaires d’écopsychologie tels que celui que propose, par exemple, en Grande-Bretagne, le Schumacher College (déjà mentionné) ou, en France, les ateliers de Travail qui relie [53] de Claire Carré, élève de Joanna Macy, sont là des approches très appropriées pour retrouver notre interrelation vivante avec la nature et, conséquemment, notre sens profond de responsabilité à son égard.

Nous achèverons cette (trop) brève introduction à l’écopsychologie par l’évocation d’un des sentiments – parmi d’autres – qui habitent beaucoup de nos concitoyens (et, aussi, des militants écologistes) qui ont pris (plus ou moins) conscience des enjeux écologiques : le sentiment d’impuissance. Face à ces enjeux immenses, d’une part et, d’autre part, à la puissance (apparente, en tout cas) des sphères économiques et politiques et ce au regard de l’insuffisance des progrès environnementaux accomplis, la tentation est grande de baisser les bras, de se considérer comme portion négligeable dans cette situation ou de se recroqueviller sur sa petite sphère personnelle dans un « après nous le déluge ». Ce sentiment est, selon nous, en partie le résultat de siècles d’organisation sociale hiérarchique – d’une ‘société pyramidale’ – divisant sachant et non sachant, dominant et dominé, maître et esclave, divisions intégrées dans l’inconscient collectif car conservées et retransmises de génération en génération par l’ensemble des systèmes politiques, éducatifs, culturel et sociaux depuis si longtemps. Ceci se perpétue encore largement de nos jours dans l’ensemble des composantes de nos sociétés contemporaines, y compris, selon nous, dans la mouvance écologiste actuelle où l’on observe, par exemple, cette récurrente inclination à attendre le « salut écologique » de telle ou telle personnalité considérée comme providentielle. Nous pensons qu’est venu le temps et la nécessité de rompre avec ce fonctionnement psychologique et social tout aussi aliénant pour les personnes que dépassé au regard de la complexité et de l’urgence des enjeux contemporains. Car, plus que jamais, nous avons besoin des idées, de l’énergie et de la créativité d’un maximum de nos concitoyens lesquelles sont en latence chez presque tous mais requièrent que leur expression soit favorisée. Car, chacun de nous a plus de pouvoir qu’il n’imagine.

En guise de conclusion

Formons le voeu que les années et décennies qui viennent donneront tort à Nicolas Hulot (il s’en réjouira lui-même) lorsqu’il avance que « Personne […] n’est capable de dire si nous avons franchi le seuil de l’irréversible »[54]. Mais il a bien raison de nous mettre en garde car il ne fait guère de doute qu’à ce moment crucial – vital, même –  de leur histoire,  nos sociétés jouent une partie bien risquée avec la biosphère, partie qu’elles pourraient bien perdre en basculant plus vite qu’elles ne l’imaginent dans cet irréversible. Pour autant, nous n’avons pas d’autre choix que de faire l’impossible pour l’éviter. D’autant que, pour plagier Henri Bergson, l’avenir n’est pas seulement ce qui va arriver mais ce que nous allons en faire. Mais, quoi faire ? Rejoignant (humblement) A. Einstein, nous pensons aussi que « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de pensée qui les a engendrés ». Or, comme la majorité de nos contemporains semblent le faire, investir dans l’espoir que de nouvelles politiques et économies (plus « vertes »),  de nouveaux mouvements politiques écologistes[55], de nouvelles institutions et organisations politiques[56] ou de nouvelles technologies finiront par résoudre nos problèmes environnementaux (aussi important que tout cela soit, indéniablement) en faisant l’économie de revisiter le fonctionnement de nos psychés, leur cause première, ne pourra, selon nous, que retarder cet irréversible. L’écopsychologie – avec d’autres approches voisines que nous avons déjà mentionnées -, en proposant des théories, des méthodes et des pratiques tout à fait inédites pour explorer et ‘travailler’ sur cette cause première, proposent, nous le pensons, les seules vraies perspectives sérieuses de résolution de la crise écologique en profondeur.


[1]In Pour un pacte écologique, Calman-Lévy, Paris, 2006.

[2] Nations Unies : Evaluation des Ecosystèmes du Millénaire, 2005 ; GIEC : Rapport, 2009 ; UICN : Liste rouge, 2010 ; PNUE : Perspectives mondiales de l’environnement, 2010 ; Secrétariat de la convention sur la diversité biologique : Perspectives mondiales de la diversité biologique,  2010.

[3] James Hillman  et Michael Ventura, Malgré un siècle de psychothérapie, le monde va de plus en plus mal , Ulmus Company Ltd, Londres 1998.

[4] Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire, Fayard, Paris, 2005.

[5] Cf., notamment : http://www.thegreatturning.net/ ; voir aussi Joanna Macy, Ecopsychologie Pratique Et Rituels Pour La Terre – Retrouver Le Lien Vivant Avec La Nature ; Ecopsychologie, Le Souffle D’or, Paris, 2008.

[6] dans son introduction à l’ouvrage de Michael K. Stone, Zenobia Barlow, Ecological literacy, Sierra Club Books, San Francisco, 2005.

[7] Cf. les images à la fois sublimes et terribles de Nicolas Hulot dans son film « Le syndrome du Titanic », en partie prises dans ces villes.

[8] Aucun lien, on s’en doutera, avec les révoltes récurrentes dans les banlieues

[9] Cf. le livre de référence, Linda Buzzell and Craig, Ecotherapy, Healing with nature in mind, Sierra Club books, San Francisco, 2009.

[10] Tout particulièrement « Le travail qui relie » de Joanna Macy ; cf. son ouvrage  clef, en français : Ecopsychologie Pratique Et Rituels Pour La Terre – Retrouver Le Lien Vivant Avec La Nature ; Ecopsychologie, op. cit.

[11] Cf., en particulier, le rapport de groupe de travail de la Société américaine de psychologie sur l’interface entre psychologie et changements climatiques globaux: //www.apa.org/science/about/publications/climate-change.aspx

[12] Cf. in Rob Hopkins,  The transiton handbook, Green books, Totnes, 2008 :  pages 84 et suivantes, « Understanding the psychology of change »,  par Chris Johnstone.

[13] Tradition libre de notre part du terme anglais de D. Orr « ecoligical literacy » ; cf., Michael K. Stone, Zenobia Barlow, Ecological literacy, Sierra Club Books, San Francisco, 2005.

[15] Cf. son dernier ouvrage, Nature Primordiale ; des forêts sauvages au secours de l’homme, Editions Apogée, Rennes, 2008,  … en contrepoint de son somptueux ouvrage photographique, La Forêt primordiale, mêmes éditions, même année.

[16] terme que nous devons à Félix Guattari dans l’ouvrage précité.

[17] Cf. son monument : Le principe responsabilité, les éditions du cerf, Paris, 1992.

[18] Cf. Pour un catastrophisme éclairé, Editions du Seuil, Paris, 2004.

[19] Cf., par exemple : Crise écologique, crise des valeurs ? Dominique Bourg et Philippe Roch, Labor et Fides, Genève, 2010.

[20] Cf., La politique de l’oxymore, la Découverte, Paris, 2009.

[21] Notamment: Vittorio Hösle et sa Philosophie de la crise écologique, éditions Wildproject, 2009 ; Roland de Miller dont Le besoin de nature sauvage, Editions de Jouvence, Saint-Julien en Genevois, Suisse, 2007 ; Baptiste Lanaspeze http://www.mouvements.info/+-Baptiste-Lanaspeze-+.html ;  Yann Thibaud : cf. http://ecologieinterieure.org/). Philippe D’Escola : cf. Par-delà nature et culture, Editions Gallimard, Paris, 2005,  participe également de ces approches par ses remarquables travaux.

[22] Cf., par exemple,  La méthode I. La nature de la nature, Editions du Seuil, Paris, 1977 ; ou encore, co-écrit avec Nicolas Hulot, L’An I de l’ère écologique, Tallandier, Paris, 2007.

[23] Pour une révolution de la conscience, Editions du Rocher, 1997.

[24] Editions Galilée, Paris, 1989.

[25] Editions du Sang de la terre, Paris, 1988.

[26] dont le fameux, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Flammarion, Paris, 1977.

[27] de même que Robert-Vincent Joule et Fabien Girandola dont les travaux sont, au demeurant, très intéressants.

[28]Le Point, Paris, 1997; ouvrage dans lequel, d’ailleurs, il n’aborde pas directement les liens entre psychologie et crise écologique.

[29] qu’on lui attribue quelquefois, à tort.

[30] Biophilia, The human bond with other species, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 1984.

[31] Professeur d’histoire et d’études générales à l’université de Berkley, en Californie.

[32] Touchstone edition, New York, 1992

[33] Sierrra Club Books, San Franciso, 1995.

[35] Créée, dirigée et éditée par Séverine Millet : http://www.nature-humaine.fr/

[36] La « Società Europea di Ecopsicologia » (EES) : http://www.ecopsychology.net/

[37] En France, l’auteur de ces lignes,  développe l’écopsychologie depuis plusieurs années, notamment à la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme.

[39] Cf. l’ouvrage de Pascale D’Erm, Se régénérer grâce à la nature, éditions Ulmer, Paris, 2010.

[40] Nous utilisons ici le terme « complexe » versus « compliqué » en référence aux systèmes complexes. Contrairement à un système compliqué, un système complexe est presque impossible à décrire dans sa totalité. La complexité d’un système peut tenir à la grande variété de ses composants, à ses éléments organisés en niveaux hiérarchiques internes, aux interactions non-linéaires entre ses composants, à la difficulté voir l’impossibilité de dénombrer de façon exhaustive les éléments qui le constituent ; enfin, à la grande variété des liaisons possibles entre ses composants internes.

[41] Rien ne dit que ce n’est pas le cas d’autres espèces, comme les primates ; toutefois, pour l’instant, ce n’est pas réellement avéré.

[42] Parmi l’un des meilleurs auteurs, selon nous, qui a expliqué la genèse et le fonctionnement de cette faculté mentale humaine ainsi que ses conséquences , figure, sans doute  Alfred Korzybski ; cf.. l’intéressante introduction à son œuvre par  Michel Saucet, la Sémantique générale aujourd’hui, le Courrier du livre, Paris, 1987. Par ailleurs, l’ensemble de l’œuvre admirable de J. Krishnamurti est largement dédiée à la pensée et à ses méfaits.

[43] « En 2001, plusieurs sociétés savantes internationales (Diversitas, IGBP, etc.) endossent indirectement la théorie de Gaïa, de James Lovelock, déclarant que « le système Terre se comporte comme un système unitaire autorégulé constitué des composants physiques, chimiques, biologiques et humains ». » (Hervé KEMPF, Le Monde, 11 février 2006)

[44] Extrait de : Stillness speaks, Namaste Publishing, Vancouver, Canada, 2003.

[45] et, aussi, de christianisme.

[46] … et, notamment les travaux de l’Ecole de Palo Alto, initiée par Gregory Bateson. En France, Joel de Rosnay, Henri Laborit et Edgard Morin figurent sans doute parmi ceux qui ont le plus fait connaître cette approche.

[47] A ce sujet, nous renvoyons  volontiers à l’œuvre et au travail remarquable que fait Charles Rojzman avec sa ‘thérapie sociale’ : http://www.institut-charlesrojzman.com/

[48] Op. cit.

[51] Cf., le centre d’écoalphabétisation américain : http://www.ecoliteracy.org/philosophical-grounding/systems-perspective

[53] Voir le site de C. Carré: www.roseaux-dansants.org. Cf. aussi, le témoignage de Pascale D’Erm, participante à un tel atelier : http://www.psychologies.com/Planete/Eco-attitude/Ecocitoyen/Articles-et-Dossiers/Mon-stage-d-ecopsychologie-pratique;

[54] « Lettre ouverte au futur président de la République », in Pour un pacte écologique, op. cit.

[55] Comme la naissance récente d’Europe-Ecologie-Les Verts.

[56] Cf. l’ouvrage de Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Le Seuil/La République des idées, Paris 2010.